S’il existe un musicien de jazz (et pas que d’ailleurs !) dont on peut qualifier l’œuvre de transgénérationnelle, c’est bien le pianiste Herbie Hancock. Souvenez-vous, le clip complètement déjanté (voire carrément flippant) de « RockIt » — composition toute en scratching, synthé et boîtes à rythmes —, qui, en 1983, passait carrément sur MTV. Cette année-là, le guitariste béninois Lionel Loueke a dix ans à peine. « À l’époque, jamais je ne me serais imaginé que son auteur était Herbie Hancock. Je dansais dessus ! » De même, aurait-il pu imaginer qu’il accompagnerait Hancock en tournée vingt ans plus tard ? Ou alors que l’année 2020 marquerait l’éclosion d’un album sur lequel il livrerait sa propre version de « RockIt » ? Ce disque, son neuvième jusqu’ici, s’intitule « HH ». Un titre sobre pour un hommage plutôt grandiose à celui qu’il nomme son mentor et père spirituel. C’est que Herbie lui a tant appris. Et ce, tant musicalement qu’humainement. « Comme lui, je pratique désormais le bouddhisme même s’il a un sacré train d’avance sur moi », sourit le Béninois de 47 ans qui a quitté son Cotonou natal à l’âge de 20 ans pour continuer à poser les jalons de sa carrière à Paris puis, un an plus tard, aux États-Unis.
Une audition, quinze ans de tournées
C’est en 2001 que Loueke rencontre Hancock. Jeune guitariste, il auditionne alors pour intégrer le Thelonious Monk Institute, après avoir passé un an au Berklee College of Music. « Herbie faisait partie du jury au côté de Wayne Shorter et Terrence Blanchard. Après l’audition, il a demandé à la direction de l’institut si, au lieu de commencer les cours, je pouvais partir avec lui en tournée. J’ai passé un entretien pendant lequel j’ai admis que je ne me sentais pas prêt pour ça. C’est au bout de deux ans au sein de l’école, soit en 2004, que j’ai commencé à jouer avec Herbie. J’avais 30 ans. Kenny Garrett faisait aussi partie des musiciens qui l’accompagnaient. »
Herbie Hancock est fasciné par le jeu de ce jeune Béninois qui n’hésite pas à incorporer toutes sortes de musiques ouest-africaines à ce qu’il joue. « Herbie peut m’écouter parler pendant des heures du Bénin, de la musique que j’écoutais enfant, de l’Afrique… Il est un musicien qui, encore à 80 ans, a toujours soif d’apprendre. » À l’instar de celui qu’il a pris sous son aile et qui en est même arrivé à créer une application, Guitafrica, où l’on trouve des partitions de morceaux de soukous congolais, de tigrigna éthiopien, de morna cap-verdienne, de bikutsi camerounais, de benga kenyan ou de malouf libyen… Des musiques de toute l’Afrique, quoi !
« Cantaloupe Island », « Dolphin Dance », « Watermelon Man » ou « Hang Up Your Hangs Ups »…
À l’écoute de HH, Herbie Hancock a, pour le moins, été émerveillé. Un peu comme nous… C’est que, plutôt que revisiter certains des titres phares du musicien africain-américain (« Cantaloupe Island », « Dolphin Dance », « Watermelon Man » ou « Hang Up Your Hangs Ups »…) Loueke se les réapproprie, les remodèle avec brio. Le guitariste joue ses partitions comme s’il s’était retrouvé en studio avec le « pianiste-caméléon » chez Rudy Van Gelder ou alors en compagnie de quelques membres des Headhunters comme Bennie Maupin, Harvey Masson ou Paul Jackson. « J’ai voulu mettre mon grain de sel, apporter quelque chose de différent. »
De cette démarche où il improvise à 80 % et met en boîte dès la première prise — « afin de préserver l’aspect instinctif de mon jeu », dit-il, il a réussi à façonner un ensemble de quatorze morceaux solaires, lumineux, tant aérien que terrestre, d’où suinte une contagieuse passion. Et qui a aussi le don de vous faire sourire (voire carrément rire) quand « Butterfly » fait partie de vos hymnes ou que vous connaissez, par cœur, chaque note de « Speak Like A Child ». Aussi, il convient de prévenir : fuyez, néophytes de l’univers « hancockien » ! Loueke ne vous offre pas là une porte d’entrée. Il livre ici tout son talent à partir de paysages harmoniques et mélodiques si finement dessinés que l’espace pour y apposer ses propres touches de couleurs est sans limites. La palette de Loueke est le fruit d’une approche modelée notamment par les diverses rythmiques du continent africain (en témoigne le morceau « Actual Proof » où les cordes de sa guitare, grâce à du papier, produisent un son comme né d’un superbe mix entre kora et balafon amplifiés !), mais, surtout, par son habileté à transformer sa guitare en orchestre accompagné d’un chanteur soliste.
Guitare acoustique, papier et plastique
Penchons-nous un brin sur le making of. Nous sommes dans un superbe studio de la ville d’Udine, en Italie. Lionel Loueke a sa guitare acoustique en main, en élargit les attributs grâce à quelques effets électroniques ou procédés organiques (comme ces morceaux de plastique tenus à portés de main, qu’il insert entre les cordes de temps à autre), et sa voix cotonneuse… Onomatopées, mélodies susurrées, sensations marmonnées. Claquements de langue et de langues (les siennes : yoruba, fon ou mina)… Massimo Biolcati, son compère-bassiste et membre attitré de son trio, assiste au spectacle en tant que coproducteur du disque. « C’est Massimo qui m’a proposé de reprendre ‘One Finger Snap’ et ‘Dolphin Dance’. » Quant au titre ‘Butterfly’ évoqué plus haut, c’est bien la première fois que l’on s’incline devant une interprétation de ce titre voluptueux d’Hancock. Loueke en fait un morceau porté par un certain folklore qui nous projette au cœur d’une forêt en conversation avec un vent et une fine pluie d’hivernage. Inutile de préciser la destination exacte… « Speak Like A Child » ? Méconnaissable. Là est la justesse et la superbe de la démarche. Loueke se retrouve en solo à apprivoiser les multiples couches de compositions qu’Herbie Hancock n’a de cesse de transformer, depuis des décennies, quand il est sur scène. « Il était impossible pour moi de rejouer les morceaux de Herbie en m’accrochant à la version originale. »
De Maiden Voyage à Voyage Maiden
« One Finger Snap » ? Cette composition hard bop enregistrée en 1964 (Empyrean Isles, Blue Note) avec deux acolytes du second grand quintette de Miles Davis (Tony Williams et Ron Carter) est téléportée dans une autre époque de la carrière d’Herbie Hancock : celle d’un jazz-fusion nappé d’électro ultra-expérimental. « Maiden Voyage » est devenu « Voyage Maiden ». C’est qu’à force d’en détricoter harmonies et accords mélodiques, Loueke s’est retrouvé avec un thème auquel il ne s’attendait pas. Quant à son « Homage to HH », le guitariste dit avoir voulu y rassembler toutes les influences amassées en 15 années de concerts avec Herbie Hancock. Et tout ce qu’il a appris. « Herbie m’a appris à ne pas avoir peur de sortir de ma zone de confort. C’est aussi un véritable pédagogue. Il est tout le temps à l’écoute, toujours à la recherche de quelque chose de nouveau, presque comme un enfant… » Bouleversant… Comment arrive-t-on à traverser l’œuvre d’un musicien qui, lui-même, est en perpétuelle réinvention ? Lionel Loueke, témoin privilégié de cette singularité chez Herbie Hancock, donne la réponse : « Il suffit de se réinventer aussi. »
HH, Lionel Loueke, Edition Records, paru le 16 octobre 2020.